Dans cet entretien, Charlène Kouassi, Directrice de Movin’On Lab Africa, met en lumière les défis du système de transport urbain à Abidjan. Les coûts élevés de déplacement, résultant d'une offre non intégrée et d'un manque de subvention de l’État, poussent les usagers à des solutions alternatives telles que la marche. Les véhicules vieillissants et l'inégalité d'accès aux offres de mobilité soulignent l'urgence de solutions inclusives et immédiates. Les femmes, particulièrement touchées, nécessitent une conception de transport adaptée à leurs besoins. Pour améliorer la situation, Charlène préconise des dialogues réguliers avec les acteurs du secteur et une meilleure inclusion du transport artisanal dans les offres publiques. En parallèle, l'initiative Movin’On Lab Africa vise à promouvoir des pratiques durables et innovantes en matière de mobilité. Enfin, une planification urbaine adéquate, favorisant l'intermodalité et les modes de transport doux, s'avère cruciale pour transformer les villes africaines en espaces harmonieux, durables et accessibles à tous.
La configuration actuelle du système de transport urbain à Abidjan pose des défis à plusieurs niveaux
En 2019, la Banque mondiale estimait que le transport représente la troisième principale source de dépenses des ménages derrière la nourriture et le logement en Côte d’Ivoire. De plus, une amélioration de la mobilité à Abidjan de l’ordre de 20 % pourrait accroître la croissance économique du pays d’au moins 1%. Ce qui renforce davantage l’enjeu immense que représente la mobilité. Au-delà des aspects structurels liés au déficit de l’offre de transport formel par rapport à la demande, l’inclusion des personnes joue également un rôle prépondérant.
“Se déplacer dans la ville d’Abidjan représente à peu près 40% des revenus d’un ménage moyen, ce qui représente une charge importante. Aujourd’hui l’offre ne permet pas de réduire drastiquement cette source de dépenses.”, affirme Charlène KOUASSI, Directrice de Movin’On Lab Africa.
Ces coûts élevés de transport résultent d’une part de l’absence d’une offre intégrée réunissant l’ensemble des modes de transports suivant une logique d’intermodalité et d'interopérabilité. D’autre part, l’absence de subvention de l’Etat dans le secteur des transports complique l’accès aux services de transport dits formels pour tous. La plupart des usagers se voit ainsi contrainte de recourir à des solutions alternatives telles que la marche qui représente environ 40% des déplacements bien que dans un contexte où les voies piétonnes sont mal conçues, inadaptées, voire inexistantes.
Au-delà de la marche, les modes de transport popilaires sont hautement plébiscités. Ceux-ci représentent environ 70% de l’offre de mobilité à Abidjan et sont les plus utilisés pour les déplacements motorisés constitués entre autres par les minibus (gbakas) et les taxis collectifs (woro-woro). Toutefois, l’inclusion financière dans ce secteur représente un défi majeur aussi bien pour les ménages, dans la mesure où la décomposition du trajet entraîne des coûts supplémentaires, ainsi que pour les transporteurs avec des revenus faibles, le manque de traçabilité, l’absence de couverture sociale, etc.
L’accès aux véhicules de bonne qualité et à des prix abordables est également un enjeu important lorsqu’il s’agit de mobilité inclusive. Bien que le taux de motorisation soit faible, la majeure partie des véhicules constituant le parc automobile sont vieillissants et d’occasion issus de l’importation non soumis à des normes. En raison des revenus faibles des ménages, ceux-ci ne peuvent s’offrir un véhicule neuf et aux normes.
Le transport dit artisanal est également un important consommateur de ces véhicules de seconde main qui échappent aux normes de sécurité et de pollution entre autres. Pourtant, cette situation est contradictoire à la loi de 2017 fixant la limitation d’âge des véhicules d’occasion importés et affectés au transport public des personnes et des marchandises en Côte d’ivoire à cinq ans.
Enfin, sur le plan territorial, les offres de mobilité sont inégalement distribuées, ce qui accentue la fracture spatiale. On observe un décalage entre la planification urbaine et la planification des systèmes mobilités. Les quartiers reculés et informels se retrouvent mal desservis avec des offres en transport qui se concentrent majoritairement sur les axes principaux. Plus loin, les politiques et stratégies de mobilité durable pensées pour la ville d’Abidjan et la plupart des villes africaines proposent des interventions sur le long terme (10 à 20 ans).
Or, il urge de penser également des solutions pouvant d’une part, mobiliser des moyens techniques, humains et financiers sur le court terme, et d’autre part être mises en œuvre rapidement afin d’améliorer le quotidien des usagers. Bien que, des initiatives telles que l’aménagement des arrêts minutes pour les minibus à Abidjan, sur la commune de Yopougon, sont à encourager et à multiplier, quoiqu’elles restent insuffisantes.
Les femmes sont malheureusement misent en marge dans le design de l’offre de transport
La configuration de l’offre de transport actuelle à Abidjan place les personnes vulnérables au rang desquelles les femmes, en ligne de front face aux dangers liés aux services inadaptés des offres de mobilité existantes. En effet, que ce soit en termes de sécurité, avec l’absence d’éclairage public et de systèmes de surveillance ; ou en termes de confort, avec l’absence de commodités comme les aires de repos, les toilettes, etc., la conception des modes de transport ne prend pas en compte les besoins spécifiques et les vulnérabilités des femmes pour leur bien-être et leur épanouissement en matière de mobilité urbaine. Pourtant, en adressant ces questions, les systèmes de transport seraient inclusifs non seulement pour les femmes, mais profiteraient au bien-être de tous.
“Quand on s'intéresse aux problématiques que vivent les femmes dans le transport, on se rend compte que ce sont des problématiques qui, si elles trouvaient une réponse adéquate, pourraient profiter à l'ensemble de la population” précise Charlène.
Du point de vue des usages, les femmes sont les principales usagers du transport public et des espaces publics. Tandis que l’homme a un trajet beaucoup plus linéaire de type domicile-travail, les femmes par contre ont un trajet beaucoup plus dynamique domicile – travail – marché – école pour récupérer les enfants – etc. En dépit de cela, ces dynamiques de mobilités ne sont pas souvent traduites dans la plupart des études de transport. Cet écart de données sur le genre peut s’avérer pourtant crucial dans la planification, la conception et l’exploitation des infrastructures de transport. D’ailleurs, des initiatives telles que WomenMobilizeWomen travaillent à réduire ces écarts en organisant des campagnes de collecte de données de mobilité basées sur le genre.
Promouvoir le dialogue et concilier avec l’informel pour une mobilité durable à Abidjan
Transformer la mobilité urbaine implique de multiplier les cadres de concertation avec l’écosystème des acteurs de la mobilité au niveau local, incluant les institutions villageoises, les usagers, les entreprises, les start-ups, etc. Ceci afin de co-créer, à travers les échanges et le dialogue, des solutions innovantes, plus inclusives, particulièremennt pour les femmes mais aussi pour les groupes dits vulnérables tels que les personnes âgées, les personnes à mobilité réduites et les jeunes.
“Bien que certains espaces de dialogue avec les transporteurs aient été mis sur pied, ceux-ci manquent de proactivité” souligne Charlène.
Une approche plus efficace consisterait à instaurer des échanges beaucoup plus fréquents, idéalement chaque semaine, et à allouer des ressources de manière continue pour assurer leur bon déroulement. Cela favoriserait un suivi et une évaluation plus rigoureux en utilisant des critères de performance basés sur les retours d'expérience des transporteurs et des voyageurs.
Dès lors, rendre la mobilité inclusive reviendra à intégrer le transport artisanal aux offres de transport public existantes. D’autant plus que l’offre actuelle ne représente qu’un faible pourcentage comparé au transport artisanal représentant près de 70% de l’offre globale. Cette inclusion passera notamment par, la formation et l’accompagnement des chauffeurs de Gbaka, de woro-woros, et de pinasses mais aussi par la maintenance ou le renouvellement de leur flotte.
La digitalisation a permis l'essor des solutions digitales comme GO TAXI, MOJA RIDE et BIM BARA, YANGO et UBER, l’on assiste à l’émergence d’une palettes de services de mobilité à l’instar du transport à la demande ou encore de la professionnalisation du secteur des taxis compteurs. Ces solutions émergentes ont l’avantage d’offrir une meilleure inclusion financière aux transporteurs artisanaux. Grâce à des mécanismes de suivi de leurs revenus, d’octroi de récompenses selon leurs performances, de certification, etc., ceux-ci pourront avoir accès à de meilleures conditions de travail ainsi qu’aux services financiers.
Movin’On Lab Africa, acteur engagé pour la promotion d’une mobilité durable et inclusive en Afrique
L’initiative Movin’On Lab Africa, est un Think & Do Thank, dédié à la mobilité durable en Afrique et qui promeut des bonnes pratiques et solutions innovantes à travers le continent. A cet égard, le Think Tank propose plusieurs pistes de réflexion sur les opportunités, challenges et défis à venir, etc. Différents canaux de communication sont utilisés à cet effet pour faire passer des messages clés, notamment : ateliers, conférences, podcasts, talkshow, etc.
“Le rôle de Movin’On Lab Africa est de fédérer, autour d’un objectif commun, la création de valeur locale et la soutenabilité des systèmes de mobilité en Afrique”, affirme Charlene.
L’objectif étant de mettre en place des communautés d’intérêt centrées sur des problématiques propres aux villes africaines à l’instar du transport artisanal.
Une meilleure planification urbaine est un prérequis incontournable pour une meilleure planification des transports
Dans le contexte des villes africaines et particulièrement de la ville d’Abidjan, la planification des transports doit encourager l'intermodalité avec la mise en place d'infrastructures dédiées favorisant les modes doux et la mobilité partagée. Cela contribuera à réduire significativement la congestion, la pollution sonore et atmosphérique.
“Dans les cinq prochaines décennies, ma vision pour les villes africaines est finalement assez terre à terre. Des villes où il fait bon vivre, où la nature reprend sa place et où tradition et modernité cohabitent de façon harmonieuse. J'aspire à l'adoption de designs et de techniques architecturales intégrant des services de première nécessité, des espaces culturels et de loisirs accessibles à tous. Une ville où il y a une multitude d'offres de transports accessibles à tous.”conclut Charlène.